Voyage & Découvertes – CVCS – SEN1-07 : DEUXIÈME VISITE AU LAC ROSE – L’HALEINE DU DIABLE

Série CARNET DE VOYAGE D’UN CANADIEN AU SÉNÉGAL (CVCS) publié en articles dans le cadre de l’anniversaire de ce voyage initiatique réalisé en février 2013 pour une mission militaire de formation au Sénégal. Ici, le septième article d’une série de douze.

DU 2 FEV AU 2 MARS 2013

SEN1-07 : DEUXIÈME VISITE AU LAC ROSE

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SEN1-07 – LAC ROSE 2E PARTIE Visite dans un village non conventionnel Près du Lac Rose, ou Lac Retba

21 fev 2013, Sénégal

Jour 19 1e journée EX CIVIL FOOTPRINTLe soleil est encore bas, mais il fait déjà chaud ce matin. Aujourd’hui est LE grand jour.Depuis la semaine dernière, nous enseignons à nos stagiaires les aléas et le B-A-BA de la coopération inter agence, la communication, les procédures et surtout, la débrouillardise applicable dans ce domaine de la coopération civile internationale. C’était la théorie, nous avons maintenant deux jours de sorties en zone réelle pour aller valider les principes enseignés et tester les aptitudes humaines avec des civils préparés à notre venue.

Il y a deux semaines, tout le groupe d’instructeurs était allé à la rencontre des dirigeants des villages qui devaient nous servir à appuyer et à valider l’instruction reçue par les stagiaires (voir texte SEN1-04). Nous avions alors découvert diverses atmosphères qui règnent dans les villages. Certains étaient très joyeux, et l’un d’eux, le mien, était très sinistre.

C’est aujourd’hui que nous allons à la rencontre des dirigeants pour la deuxième fois. Nous avons rendez-vous avec le chef du village, et son adjoint, j’espère que tout se déroulera bien. Aujourd’hui, premier jour de deux. Si tout va bien, nous pourrions ne pas avoir à ressortir demain. Nous verrons… Inch Allah comme ils disent ! Je commence à bien aimer cette formule d’ailleurs. Cela signifie « à la grâce de Dieu »

Tous les participants, instructeurs comme candidats, sont joyeux et enivrés lors de la rencontre du matin. Un instructeur cadre donne le «briefing» de départ, on se fait une petite réunion d’équipe de dernière minute et go, vers les véhicules. Tout le monde se ramasse un «sac à lunch» pour le dîner. Les sacs contiennent un sandwich, un fruit, une boisson quelconque. Cela est très apprécié lorsque l’on travaille «en région», loin des grands centres. Je dois dire que le contenu de ces sacs est très semblable à ce que l’on aurait au Canada, à la différence que les marques et choix de saveurs ne sont pas les mêmes. J’ai bu des boissons dont je ne connais ni le nom, ni le goût.

Cette fois-ci, pour nous conduire, nous avons des chauffeurs dans de plus gros véhicules, ce sont tous des Toyota 4Runner. C’est mieux que nos pick-up « Autobot » avec un banc soudé au fond de la boîte. Une dizaine de véhicules au total. Chacune des 4 équipes de 10 est divisée en deux groupes qui se partagent les places. Nous prenons place à bord des véhicules pour nous déplacer en convois alors que le soleil commence à s’élever à l’horizon. Il fera chaud aujourd’hui, je le sens. L’air est lourd et chargé d’humidité, le soleil est blanc, le ciel aussi, et nous voyons à peine les navires ancrés au large du port qui attendent leur moments pour venir décharger leurs cargaisons.

«Hey mon gars! Et nous !? Comment ça se fait que on n’a pas de repas nous ??» me lance mon chauffeur à la figure. Je venais de le rencontrer depuis à peine trois minutes, qu’il me donnait de l’attitude en voulant me faire sentir mal à l’aise de ne pas le nourrir. Je l’ai immédiatement repris sans pouvoir m’en empêcher «Vous avez déjà été payé pour vos repas et vos frais monsieur, ils sont inclus dans votre contrat de service pour la journée!» Il a raté son coup. Non mais !!

Je valide mes communications avec le patron, et c’est un départ… Bordel ! Nous avions donné des directives pour former le convoi, mais les chauffeurs (des civils) n’ont rien compris, ils s’élancent tous en même temps vers la sortie, ce qui créé un bouchon monstre dans la circulation sur le boulevard qui borde notre stationnement. Si j’étais chez nous, j’aurais sans doute foutu une tape derrière la tête de mon chauffeur, mais actuellement, j’ai laissé la place d’en avant au « commandant » de la patrouille, et j’ai pris place à l’arrière. « C’est ok – tout va bien » que je me dis, en Afrique, faisons comme les africains. C’est d’ailleurs sans doute mon plus grand apprentissage ici : soit de laisser faire les gens comme ils veulent. Ça fonctionnait comme ça avant, ça va fonctionner comme ça après! Alors laisse aller, et ta gueule.

Nous embarquons sur l’autoroute et filons à toute allure en convois vers la région du Lac Rose, ou se trouvent tous nos villages.

Encore une fois, je découvre à la lumière du matin le paysage de la banlieue de Dakar… Sous le ciel rose, défile sous mes yeux une succession sans fin de bâtiments en construction qui borde les autoroutes, des tas de sable, de ciment, de graviers… des fils électriques en désordre… un tel désordre! C’est le bordel, mais ça marche !

Le groupe d’étudiants dont je suis responsable est composé de neuf militaires et d’un diplomate, provenant de différents pays africains, tous francophones. Le groupe de douze (en comptant moi-même et mon instructeur adjoint) sommes séparés en deux afin d’embarquer dans les véhicules de convois, des Toyota 4Runner. Et il se trouve que je suis dans le véhicule du diplomate.

Nous avons donc un diplomate du Bénin, un capitaine de Côte-d’Ivoire et des Sous-Officiers Sénégalais. Étrangement, j’ai pu constater au cours de ce croisement de cultures que quoi que l’on fut tous issus de cultures différentes, un lien particulier unissait les militaires, du simple fait d’être militaire, en comparaison avec le diplomate.

Ce civil était un homme de grand esprit, avec une capacité d’analyse bien au dessus des nôtres en terme de conception de mouvements sociaux, mais avec une moindre expérience de terrain, et comme nous aimons le rappeler, une lacune au niveau de la réflexion «make-it-happens» qui caractérise si bien les militaires. Nous sommes formés à analyser une situation, considérer des solutions et agir. Le diplomate est un diplomate. Il consulte avant d’agir. Cela peut être long. Très long. Et couteux. Et pendant ce temps des gens meurent.

Je me souviendrai toujours de la conversation qui a suivi lorsque j’ai tiré un pavé dans la marre, en sachant très bien ce que je faisais. Juste pour mon plaisir sadique et curieux, j’ai lancé un sujet controversé afin de voir la position des gens sur la chose. « Ne croyez-vous pas que dans le fond, la seule bonne gouvernance est la dictature tranquille, comme le prônait Machiavel? La démocratie est trop lourde à gouverner, et les décisions ne se prennent pas dans les comités consultatifs ! Cela prend un bon dictateur doux, et tout ira bien pour le mieux du peuple »

WOW !

Une Bombe !

Le diplomate, totalement outré, prend son respire pour offrir son point de vue quand le capitaine ivoirien s’élance :

« Mais oui Putain ! Je n’arrête pas de la dire, c’est civils ont bien besoin d’un coup de pied au cul de temps à autre! Ils sont là à se plaindre de tout et de rien, mais c’est nous qui devons garder le contrôle ! Ce n’est pas parce que deux ou trois milles civils se mettent sur le chemin qu’il faut arrêter la guerre merde ! » Ouufff!

À ce moment je ne disais rien, mais étais très satisfait de ce premier rebond…

«Mais oui là ils ne peuvent pas comprendre quand c’est le temps d’Agir!» relance un autre militaire sénégalais…

«Non mais vous oubliez la négociation ! Il faut trouver un consensus entre les parties pour régler les problèmes! On s’assoit et on discute…» oppose le diplomate, complètement abasourdi de ce qu’il entend.

«HAAA VOUS LES DIPLOMATES !!» S’écrient deux ou trois étudiants en même temps, et tout le monde se met à rire ! La discussion prend une autre tournure à la blague… genre qu’on se lance des vérités, mais sans attaque personnelles.

«Vous perdez un temps fou et des sommes astronomiques en pourparlers et en déplacements, resto, avocats, hôtels, salaires et frais divers dans des villes loin des conflits, sans le sentiment d’URGENCE !! Nous nous sommes sur le terrain et RÉGLONS des problèmes pour sauver la vie des gens au quotidien !» reprend le capitaine ivoirien. Je commençais à trouver qu’il avait un argumentaire à mon goût celui-là…

Et toute une discussion forte intéressante sur les modes de réactions à envisager selon les niveaux d’intervention. Il va de soi que l’opérateur tactique de terrain, ce que nous sommes, réagit en fonction des ressources et besoins, à court terme, ici et maintenant. De même que le diplomate qui conseille des ministres et généraux ne se préoccupe pas d’UNE famille avec SES problèmes. Il s’occupe d’une région et de milliers de personnes, sur du long terme. Il est donc normal de réfléchir différemment. Et cela fut très enrichissant. Et amusant. Quelle richesse incroyable que de pouvoir assister en direct à un débat d’idées sur le fond de la pensée de gouvernance en gestion de conflits…

Le Long Jour

Nous sortons de l’autoroute pour entrer à l’intérieur des terres, retour vers la localité de Keur Massar. Il n’y a pas de feux de circulation ici, ce sont des ronds point…. Mais quels ronds point !! Le BORDEL vous dites!! Les véhicules s’engouffrent à toute vitesse dans ces axes de transfert en se précipitant vers la ligne du centre et en coupant tout le monde, ce qui résulte nécessairement par une congestion… mais sans collision. Les sénégalais sont des chauffeurs téméraires, mais habiles. Ils conduisent à toute vitesse, les voitures se frôlent constamment, elles freinent au dernier moment et klaxonnent à tout vent, mais quelle beauté de voir ce chaos fonctionnel! C’est vraiment la loi de l’ordre dans le désordre. Et encore une fois : ça marche !

Nous avons à peine fini de débattre des vices et vertus de la démocratie versus la dictature tranquille de même que de la moralité et l’éthique personnelle à adopter dans l’une ou l’autre situation que le diplomate nous lance un peu gêné « Vous m’excuserez mais croyez-vous que l’on pourrais arrêter, j’ai besoin d’uriner…»

Tous les militaires se regardent et éclatent de rire ! Et encore le capitaine ivoirien qui éclate « NOOOON MAIS C’EST PUTAINS DE CIVILS ! Vous devriez passer par les camps de recrue et on vous la ferait passer votre envie heiinn??» Et tout le monde se bidonne et en rajoute « Alors là vous devez savoir qu’on n’arrête pas un convoi pour ça M. le Diplomate, vous n’êtes pas dans un hôtel ici!» «Il fallait pisser au départ !!» Les mecs s’en donnaient à cœur joie pour se venger du pauvre diplomate qui était seul civil contre tous, et pour lui faire bien sentir la «dure réalité du terrain». Nous n’étions plus dans un hôtel diantre !! Bon, mais comme tout se passait dans l’humour, c’était en fait très drôle. Jusqu’à ce que le mec n’en puisse réellement plus.

«Écoutez, je suis bien désolé, mais je dois vraiment uriner» Silence dans le véhicule… «Pas de problème – lance un adjudant sénégalais qui fait la guerre en Casamance depuis 19 ans – prenez une bouteille d’eau…»

« Ici ?? dans la voiture ?» demande interloqué le civil…

Et tout le monde éclate de rire encore une fois… un des gars prend sa bouteille d’eau, la vide par la fenêtre et la tend au mec en besoin, qui soudainement perdait de sa superbe.

Le moment absolu fut de voir ce pauvre mec, assis sur le banc arrière du 4Runner, encadré et retenu de part et d’autre par deux solides gaillards, en train d’essayer de pisser dans le trou de sa bouteille alors que nous roulions sur des chemins de brousse chaotiques au possible. Tout le monde riait, mais nous comprenions aussi ce que c’est que d’avoir envie au mauvais moment. Il y a toujours une solidarité humaine dans l’improbable, tout simplement. Au combat, tous les soldats sont ensemble. Pour le temps d’une pisse, le diplomate a vécu l’épreuve en soldat. Et nous l’avons vécu avec lui… solidarité masculine oblige !

Après ce moment, nous étions tous plus détendus et solidaires… Oublié les conflits d’éthique du moins!

Nous traversons la cité de Keur Massar, ce chantier géant qui s’étend sur des Km et des Km… nouvelle future banlieue modèle de Dakar. Le prochain cœur économique, situé à 15 km du centre-ville. Un genre de Laval de Montréal. Pour l’instant, en grand chantier avec la pose de tuyaux, de câbles et de l’asphalte entre les maisons de briques grises déjà bien construites en rangées.

Ils ont une façon intéressante de construire les maisons ici. On commence par acheter un lopin de terre, grand comme une piscine creusée. Ensuite on achète de la poudre de ciment. Ensuite on utilise le sable du lopin, parce que TOUT est en sable dans ce secteur, afin de le mélanger à la poudre de ciment, et à l’aide de moules, on coule ses briques de béton. Vous faites sécher vos briques au soleil, tout simplement, et vous commencer votre maison en posant brique par brique, à partir du sol, en rangées.

Les mieux organisés se préparent de grandes séries de briques pendant des mois avant de débuter, d’autres y vont au fur et à mesure. Et selon l’habileté des ouvriers, les briques sont plus ou moins solides, selon le mélange de sable, gravier et ciment. Parfois après quelques rangées, l’ont voit des trous se faire dans les murs, ici et là, preuve de la faible quantité de ciment dans chaque brique. Trop de sable, trop d’économie.

Toutes les rues sont en sable, du beau sable très fin, blond miel et chauuuud au soleil. Vous souvenez-vous de votre dernière marche sur la plage ? Combien il est difficile de marcher dans le sable mou, chaque pas enfonçant et vous faisant perdre de la puissance. C’est difficile de marcher vite dans le sable. Ces gens marchent toujours dans le sable. Ce qui en fait de très grands marcheurs, forts lorsqu’ils arrivent sur surface bétonnée, avec des jambes puissantes et un bon souffle. D’une manière ou d’une autre, l’on récolte toujours les bienfaits de nos souffrances… cela explique pourquoi les sénégalais et sénégalaises ont des jambes musclées et des fesses de fer ! Et de très beaux corps en général, tout simplement !

Des centaines de maisons se construisent ici, avec ou sans permis, selon ou non des normes techniques et méthodes, mais c’est très vivant, bouillonnant d’activité. Même en ce petit matin, les rues foisonnent de commerçants et de passants. Les voitures se mélangent aux camions énormes, fumants et encombrants, aux autobus pétaradants et aux charrettes tirées par des chevaux qui ralentissent le trafic, dans un concert de klaxons et de poussière. Notre convoi de 8 véhicules Toyota 4Runner est remarqué, nos chauffeurs habiles passent rapidement entre les voitures pour foncer vers le Lac Rose, nous y sommes presque.

La destination n’est pas toujours au bout du chemin,

c’est parfois le chemin lui-même…

Les deux véhicules de mon équipe se séparent du convoi et s’arrêtent à 2 Km de notre destination. Besoin de faire un pipi et de nous concerter. Même si c’est moi le responsable du groupe, car je suis l’instructeur, ce n’est pas moi qui commande aujourd’hui. C’est un des candidats de mon groupe, désigné pour être le Chef de patrouille. C’est lui qui assume le lead et oriente nos actions. Le commandant du jour est un Major de l’armée Béninoise, très distingué et grand gars, d’un brun caramel très doux, aux traits philippins, avec des manières du monde et un sourire total Colgate. Un homme d’expérience qui a vécu le combat depuis plusieurs années en qui je place toute ma confiance. C’est un plaisir pour moi aujourd’hui d’agir comme son conseiller. Mon rôle est de suggérer des pistes de solution ou de présenter différentes perspectives afin de lui faciliter, ainsi qu’à tout le groupe, la compréhension de la situation et l’application des notions apprises au cours des dernières semaines, en contexte réel. C’est un beau défi que de travailler avec ces militaires de tous horizons et expérience. Ils savent ce qu’ils ont à faire. Nous ne sommes là que comme évaluateur, et comme filet d’urgence.

Je profite de cette pause-pipi de bord de chemin pour appeler le Marabout que l’on doit aller rencontrer ce matin. Il est le «chef» de cette «daira», ou école coranique. Nous avons rendez-vous «en avant midi», il est 9h15 du matin. Pas de réponse. Bon! Ce ne sera peut-être pas tout à fait à l’heure dite, mais j’ai confiance que tout ira bien, qu’il sera au rendez-vous. Il sait que nous venons aujourd’hui, nous l’avons confirmé plusieurs fois. Juste au cas où, j’en appelle un deuxième, celui que j’avais rencontré lors de ma première visite, il y a deux semaines. Un ancien banquier qui, à sa retraite a décidé de tout offrir au Marabout et d’y consacrer le reste de sa vie, avec dévotion. Les raisons qui motivent cela son obscures, mais lui appartiennent. Il est maintenant le «prof de français» que nous avions rencontré, M. Fadel.

Sa femme me répond, je suis soulagé, elle comprend le français et me passe son mari. «Oui oui bien sûr nous savons que vous venez, je viens vous retrouver tout de suite» Parfait que je me dis. Laissons-lui un peu de temps. Tout de suite doit vouloir dire une demie heure j’imagine.

À ma suggestion pour passer le temps, nous décidons d’aller prendre un café dans la bourgade de Niague, situé à un km passé le village de notre destination du jour. Dans cette toute petite ville, ou gros village de Niagué, on y retrouve une gendarmerie, quelques mosquées, des commerces, du café, et 14 000 habitants qui semblent plutôt heureux, en bonne conditions. Ici les gens mangent bien et il y a moins de mendiants qu’en ville, à Dakar, peuplée de deux millions d’habitants.

En passant devant notre destination pour nous rendre à Niague, je constate qu’une poignée de jeunes sont aux champs et semblent travailler la terre. D’ici je n’en compte que cinq. Sont-ils des étudiants de mon village ? On verra plus tard…

Arrivés au centre de Niague, nos deux véhicules arrêtent le long de la voie principale, entre les principales échoppes du village, tous sortent pour s’étirer un peu. Il est environ 10h, le soleil est chaud et déjà haut dans le ciel. Nous décidons de prendre une quinzaine de minutes avant de nous diriger vers notre village d’étude, puisque de toute façon, le responsable que nous allons voir n’est toujours pas au village. Les enfants viennent nous voir, ainsi que certains passants, on échange, on rit, on fume des cigarettes avec le café. Un paquet de cigarette coûte un dollar ici.

Quand nos cafés sont pris, nous étirons le temps avec encore une autre cigarette, et décidons finalement de nous diriger vers notre village. Sauf que nos chauffeurs ne sont pas là. Bon ! Encore une réalité locale : Ne pas prendre pour acquis lorsque vous donnez un timing qu’il sera respecté…

Personne ne sait où sont nos chauffeurs, ils ne sont pas dans le décor. L’un des candidats, un militaire sénégalais part à leur recherche dans les rues avoisinantes. Pas de chauffeurs.

Un autre se met à regarder dans les petits commerces autour de nos véhicules, et au bout de cinq ou six minutes, il finit par les trouver sous un toile, dans un «restaurant» en train de prendre leur petit déjeuner! «Allez on s’en va» que je leur lance sans trop de ménagement. Après le coup de gueule de ce matin, je ne ressens pas beaucoup d’empathie envers les chauffeurs, malgré qu’ils soient probablement tous dans la même situation, partis sans avoir déjeûner.

Cela doit expliquer qu’à notre arrivée ici, ils ont tous disparus sans avertir personne. Nous nous étions arrêtés «pour un café (+-20 min)» mais ils ont eu plus de quarante-cinq minutes déjà, cela suffit maintenant. Putain !Nous avons un horaire à rencontrer Merde !

Nous sommes arrêtés depuis si longtemps que quelques-uns des membres de mon équipe ont eu le temps de se rendormir dans la voiture, la tête appuyée sur les vitres, à l’air climatisé. Et moi j’ai eu le temps de m’énerver et de me chauffer les sangs durant les quinze minutes qu’on ne retrouvait plus les chauffeurs. Je suis en sueur, il doit être environ 10h30 maintenant, il fera très chaud aujourd’hui… putain de chaleur !

Le commandant désigné de la patrouille confirme que tout le monde y est pour de bon, et nous reprenons la route pour revenir sur nos pas de quelques km, afin de joindre notre village d’étude. Je me sens un peu nerveux pour le bien-être et l’environnement d’apprentissage que rencontrera mon équipe, mais Inch Allah que je me dis! J’ai parlé à Fadel le maître de français ce matin, il m’a dit qu’il venait tout de suite, alors j’espère qu’il sera là à notre arrivée, cela fait déjà plus d’une heure que nous nous sommes parlé. Mais je ne me fais pas d’illusion. J’ai appris à attendre ici. La patience est une vertu qui se travaille, et au Sénégal, j’ai compris que le sens des priorités et de la ponctualité sont relatifs à l’environnement.

L’entrée

Encore une fois, je sens une vibration qui me traverse à la vue de la mosquée et de sa sinistre façade. Les véhicules stoppent sous le même arbre que nous avions arrêté la première fois, lors de ma visite de reconnaissance il y a deux semaines. C’est la seule ombre à cent mètres à la ronde. Les moteurs deviennent silencieux, tous sortent en riant et en échangeant des conseils de dernière seconde. J’étais confortable, somnolant à mon tour à l’air climatisé. Cela m’avait permis de me rafraîchir la tête et de reprendre un peu mes sens.

Je quitte un véhicule frais et tempéré pour entrer dans une masse chaude et captable que l’on appelle simplement «dehors». Wow ! Il me surprend toujours celui-là ! Le Soleil me frappe en plein cou, me chauffe les épaules à travers mon uniforme. C’est bon, j’aime la lumière. Je suis heureux du moment présent, merci seigneur. On se regroupe à la sortie des véhicules, et étant tous des professionnels, connaissant bien nos rôles, nous nous déplaçons sans tarder vers l’entrée du village, fermement décidés à faire de cette rencontre un succès pour en tirer enseignement, leçon et satisfaction !

À la découverte du néant

Je les ai bien avertis que nous avions un village «spécial», un tout petit village avec peu de femmes et d’enfants. Un village… différent ! Vous savez ?! Genre pas vraiment un vrai village. Plutôt une école en fait. Je dirais même une école coranique. Une école que l’on nomme «Daira» (genre «la maternelle»), où l’on y enseigne les préceptes et les enseignements de Mahomet (pbsl) selon une pédagogie qui trouverait probablement peu d’adeptes chez nous. Disons que ça fait un village assez peu conventionnel. On ne s’attend pas à y trouver un comptoir à crème glacée mettons ! Ni un petit café tout court…

Ce village, complètement artificiel et coupé de tout le monde extérieur n’avait pour seule raison d’être que la volonté d’un seul homme reconnu comme étant le guide religieux, ou «marabout», qui enseignait dans sa daira. C’est lui qui avait acheté le terrain, fait construire la mosquée, les maisons, les murs… et que de murs !

Cet homme, que nous n’avions toujours pas rencontré, et que tout le monde semblait craindre, avait trouvé les appuis nécessaires à la création de toute une zone consacrée à l’adoration et à l’étude de Dieu. Ce n’était pas rien quand même. Il devait bien avoir de bons côtés… ou une grande influence politique. Nous verrions bien !

Nous marchons les uns à la suite des autres dans une ambiance joyeuse, enthousiastes à l’idée de pouvoir enfin appliquer les notions apprises et partagées au cours des dernières semaines. Je m’abandonne, on ne peut plus reculer ou hésiter, nous sommes en scène. Inch Allah again…

Nous approchons depuis l’arrière de la mosquée, puisque celle-ci fait face vers le centre du village, faisant dos aux arrivants. Symbole ? J’espère que non. Les jeunes que j’ai vus aux champs plus tôt, lors de notre déplacement vers Niague, y sont toujours, à quelques centaines de mètres de nous. Ils nous observent avec les mains au-dessus des yeux pour se protéger du soleil presque au zénith. Il doit être plus de 11h j’imagine.

Nous pénétrons sur la grande zone en face de la mosquée. Devant nous s’ouvre un espace de la surface d’un terrain de football, en sable. À 50 m sur ma gauche se trouve (j’ignore comment appeler cela) un «squelette de bâtiment». Il s’agit de quatre murs sans toit. Face à cela, 50 m à ma droite, un autre «bâtiment» sans toit expose son inexploitation triste sous les rayons hurlants du soleil.

Personne ne pourrait tenir 10 minutes sous ce soleil. Je le sens derrière moi, à gauche. Il n’est pas passé 11h30, et qu’est-ce qu’il est chauud. Malgré mes lunettes et mon chapeau à large bord qui me protègent contre les coups de soleil, la réflexion du soleil sur le sable est éblouissante. Mes yeux sont presque fermés, je sens l’air chargé de poussière qui tourne autour de moi. Pendant un instant je trouve cela poétique, mais aussitôt je me rappelle qu’il n’y a rien d’exotique à vivre dans le sable à tous les jours de sa vie.

La place est vide. Pas d’enfants, ni de rires. Encore une fois. Il n’y a que le soleil. Le soleil et le vent qui meublent l’arène. Étrangement, cela me fait penser à une rime, qui pourrait être presque un titre pour la scène, à lire en cadence :

Soleil hurlant et Vent brûlant,

Sur Sable blond éblouissant,

À la recherche d’une goutte d’eau ou d’un torrent,

Sous le grand tourment du vent tournant,

Soleil hurlant et Vent brûlant…

J’ai peine à voir au fond de la cour, à une centaine de mètres. La première fois que je suis venu, il y avait du linge à sécher sur corde tout au fond. Signe probable d’une «activité ménagère» tenue par des femmes. Donc il devait y avoir des femmes. Cette fois-ci, rien. Désert. J’avais bien hâte de les rencontrer ces femmes. Pour l’instant, il n’y a pas âme qui vive. Mon ombre est devant moi lorsque je regarde vers le fond de la grande place, faisant maintenant dos à l’entrée de la mosquée, qui pointe aussi en direction du fond de la grande place. La brûlure du soleil me mord la nuque.

Nous restons simplement sur place quelques instants jusqu’à ce qu’un jeune garçon vienne nous accueillir devant la mosquée, en arrivant depuis la direction de la maison du maître, située en retrait à gauche, derrière de nombreux murs. C’est le même garçon boitant au beau visage de ma précédente visite, lorsque j’étais en reconnaissance avec le groupe d’instructeurs il y a deux semaines. J’ai de la sueur qui me coule plein visage, le vent lève le sable et nous oblige à plisser les yeux.

L’accueil ne se passe pas si mal puisque plusieurs de nos étudiants parlent eux-mêmes wolof, ils expliquent brièvement la raison de notre venue, et le jeune nous conduit auprès de l’autorité du village, le prof coranique. Cela ferait très bien l’affaire en attendant le «prof de français» à qui j’avais parlé au téléphone plus tôt. De toute façon, ce dernier devrait être bientôt là, je lui avais parlé il y a plus d’une heure maintenant. Et il m’avait dit «Je viens tout de suite»

Nous marchons tous en groupe désorganisé et joyeux, suivant maintenant le jeune clopinant venu nous accueillir. C’est dommage, être si beau physiquement, mais si handicapés socialement. Un des membres de l’équipe a pris les devants et engage activement la conversation en wolof avec notre jeune guide. Comme lors de ma première visite, nous marchons entre les murets qui séparent les zones et isolent la maison du «sherif» des autres bâtiments. C’est là qu’avait eu lieu notre rencontre précédente, dans la «fabrique à mouche». J’espère qu’il y en aura moins cette fois ci.

J’entre le dernier dans le bâtiment surplombé d’une tourelle d’observation (tiens ? je n’avais pas remarqué la première fois. Pourquoi une tourelle ?!). Des enfants sont assis dans l’entrée. Au moins l’un d’eux semble aussi avoir un pied dans un mauvais angle. Comme notre jeune guide d’accueil. Est-il aussi handicapé ? Je passe trop vite, je ne m’y attarde pas. Les enfants sont tristes et ne répondent que faiblement à nos salutations en regardant au sol. Il fait sombre, un mélange d’odeurs d’urine, de viande avariée et de vieux lait me saute au visage. Ouuf avec la chaleur c’est putride. Des plats sont au sol, avec des restes dont je ne saurais identifier l’origine. Mais c’est probablement l’origine de la puanteur. À ma gauche dans l’entrée, un escalier montant vers la tourelle. Un petit lézard attire mon attention. Il est sur la troisième marche, me regarde un instant et déguerpi vers le haut. Je suis surpris que nos hôtes ne semblent absolument pas gênés par sa présence. Pour moi c’est inhabituel, mais amusant. On ne voit pas beaucoup de lézard dans nos appart de Montréal.

J’entre le dernier dans la pièce principale, un genre de salon. Des tapis au sol, de gros coussins confortables comme on voit dans les films. De légers rideaux blancs, très fins, couvrent les fenêtres qui sont ouvertes. L’air circule bien aujourd’hui, et fait danser les rideaux. Il ne semble pas y avoir de mouches. Bien. Très bien.

Des membres de mon équipe ont déjà engagé la conversation avec le prof coranique qui, quoi que très jeune, probablement moins de 25 ans, semble être le plus âgé ici en l’absence du shérif et du vieux prof de français. Nous l’appellerons Ahmed. C’est visiblement lui qui représente l’autorité auprès des jeunes «talibés», les étudiants coraniques. Il est habillé tout de noir et porte sur la tête en permanence un voile noir. Une terrible cicatrice lui balafre la joue droite. On dirait le résultat d’une brûlure, ou d’une infection. Il a un beau visage, mais est très refermé sur lui-même et a l’air de vouloir cacher constamment cette marque permanente. Encore un indice qui me fait me demander à moi-même comment il peut y avoir autant d’handicapés dans cette école coranique ? Y’aurait-il des sévices physiques qui se font ici ? Je n’ai pas de confirmation, mais cela commence drôlement à y ressembler…

Ahmed nous fait assoir sur les coussins, nous attendons ceux avec qui nous avons rendez-vous. Notre hôte nous mentionne qu’il ne nous attendait pas ce matin (??!). En discutant quelques minutes, il nous fait comprendre que le prof de français habite en fait à Dakar. Cela fait plus de 1h30 maintenant que je l’ai contacté, et il n’est toujours pas là. Après une vingtaine de minutes à attendre oisivement, je demande à notre hôte de l’appeler pour confirmer sa venue. «Il sera là dans 45 minutes». Wow!

Nous décidons alors de sortir pour discuter à l’extérieur, j’ai besoin d’air. En sortant de la pièce sombre, le soleil et la chaleur m’explosent en plein visage. Tout est si brillant et illuminé que j’hésite un instant sur le pas de la porte. Ouf ! Immédiatement le soleil me saute au visage, l’air chaud me brûle les poumons, la sueur coule le long de mon cou et derrière mes oreilles. Je n’ai presque plus d’ombre. Et il n’est pas midi encore…

Pendant que nous fumons une cigarette pour discuter des prochaines actions à venir, un des candidats, le même adjudant sénégalais qui avait dit au diplomate de pisser dans une bouteille d’eau et qui sert dans un conflit au sud du pays depuis vingt ans entreprend une discussion avec quelques jeunes élèves de la Daira qui traînaient prêt de nous. En quelques minutes, il récolte beaucoup, beaucoup d’informations troublantes qui confirment mes présomptions.

Les jeunes ont peur de se confier. Ils ne veulent pas être vus en train de parler avec nous. Certains sont reclus ici depuis des années. L’un des élèves est là depuis dix ans. Un autre qui vient du village juste à côté (à moins de deux km), n’a pas pu sortir voir sa famille depuis sept ans. Sept ans dans ce trou de M… incroyable! Le «Chérif» ne vient pas du Sénégal, mais du Mali, ou il dit avoir sa femme et ses enfants. Il ne vient qu’une fois de temps en temps. Personne n’a jamais vu sa famille. Les jeunes d’ici n’ont pas le droit aux services médicaux (ce qui expliquerait les cicatrices et fractures mal réparées ?) ni de voir quiconque de l’extérieur pour quelconque services d’ailleurs. Je commence vraiment à avoir une aversion pour cet homme, que je n’ai pas encore rencontré.

Malheureusement, nous ne sommes pas là pour ça. Et nous devons nous concentrer sur la mission, qui n’est autre que d’effectuer une analyse de zone, de la situation sociale et des besoins et ressources d’un secteur en vue d’une opération militaire (fictive). Sauf que nous ne nous attendions pas de rencontrer un réel problème humanitaire et social. Nous n’avions AUCUN mandat ni autorité d’intervention sur quoi que ce soit. Nous étions de simples citoyens en visite. C’est tout.

C’est là que parfois, il y a un mur. Dans l’esprit. Il faut savoir construire, détruire ou contourner les murs. Moraux, éthiques, personnels. Tout le monde a son mur absolu, mais c’est à cela que sert l’entraînement. Continuer d’agir quel que soit l’environnement. Pour l’instant, je demande au militaire qui vient juste de me rapporter cela de bien prendre des notes, et de continuer à prendre des infos tant qu’il s’en sentait à l’aise, mais en gardant une grande discrétion.

Cela nous servirait dans notre analyse globale du secteur, mais nous ne devions pas nous laisser distraire de notre mission présente par ces co-facteurs d’informations.

La rencontre

Il est maintenant plus de midi, je n’ai plus d’ombre. Le soleil nous domine de toute sa gloire. Plus d’une heure et demie s’est écoulée depuis notre arrivée dans le village. Alors que nous sommes toujours à l’extérieur pour passer le temps, les jeunes s’éclipsent en vitesse sans que l’on sache pourquoi. Celui qui nous avait accueillis nous annonce l’arrivée du shérif. Enfin ! Étonnement le prof de français n’est toujours pas arrivé.

Le commandant de la patrouille, moi-même et quelques membres de l’équipe nous dirigeons vers l’entrée du village afin de l’accueillir et d’établir le premier contact, enfin! C’est avec enthousiasme que nous retraversons les murs-labyrinthes et soudain, en le voyant j’ai l’étrange impression qu’il ne marche pas dans notre direction mais plutôt qu’il se hâte vers sa voiture, une mercedez bleu ayant connue des jours meilleurs. Mais tout de même une mercedez. On dirait qu’il veut s’éclipser. Sauf que nous sommes plus vite que lui et le saluons joyeusement avec moult considération. Il n’a plus le choix et reviens sur ses pas.

Je vois alors l’homme. «Cherif» est son titre, mais je pourrais dire qu’il est le marabout, le mollah, le guide… tous ces noms sont en fait des qualificatifs de sa fonction. Nous l’appellerons donc Muhamad. Je lui donne une cinquantaine d’années, mais il se tient sur un bâton et parle comme un vieillard. Avec une petite voix enrouée il nous bénit tous et en riant nous dit qu’il ne nous attendait pas aujourd’hui (????) Je ne comprends pas comment il pouvait ne pas nous attendre. Huummmm, mauvaise foi ?? Je ne sais pas encore. Il est habillé d’une grande robe, comme le portent les anciens et les hommes religieux. Un foulard lui couvre entièrement la tête, de même que le visage, qu’il tient caché en permanence. Il couvre sa bouche en fait. Et il porte des lunettes noires. Nous ne pouvons lui voir les yeux… Pas très accueillant pour un homme de Dieu, qui possède des écoles religieuses et enseigne l’amour du prophète Mahomet (SAWS).

En me voyant, il demande aux sénégalais qui je suis, et lorsqu’il comprend que je suis canadien, il me porte la main sur la tête et m’embrasse le front. Il ne m’adresse jamais la parole, mais parle de moi comme si je n’y étais pas. Et il ne parle pas français, seulement Wolof et arabe. Je trouve cela touchant et considère qu’il s’agit d’une belle marque de considération. Sauf qu’à ce moment, dans l’excitation du moment, et après plus de deux heures d’attente, je suis juste content de le voir et je n’ai pas encore en tête toutes les informations me permettant de bien analyser le personnage. Je lui laisse donc encore de la crédibilité et le bénéfice du doute.

Nous marchons tous ensemble vers sa maison, ou l’on nous a accueilli plus tôt. Il marche comme un vieil homme, doucement, en s’appuyant sur son bâton d’une main et en tenant son chapelet de l’autre. Tous les hommes religieux font ça ici, ils ont en tout temps un chapelet dans la main et égrènent les 99 noms de Dieu. Je marche aux côtés de cet homme qui a l’air honorable, et qui se comporte comme un home saint, mais que les actions semblent discréditer. Sauf que lui ne sait pas ce que nous savons ni de lui, ni de son «école». En ce moment, je le considère suspect, mais dois aller avec la mission et ne peut m’arrêter aux premières impressions.

Nous sommes en plein dans le midi actuellement. Qu’est-ce qu’il fait chaud ! L’ombre bienfaitrice de sa maison sera la bienvenue. De retour dans la maison, Pfiouuu ! Odeur avariée ! Cela ne dure qu’un instant ! Nous nous réinstallons sur les gros coussins. L’air fait valser les rideaux de mousseline, et j’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus de mouches que lors de notre arrivée. C’est possible, car il fait plus chaud aussi. Ahmed, le disciple du cherif le salut respectueusement, avec déférence même, et dévotion absolue. C’est impressionnant de voir comment les gens expriment leur rang social ici. Muhamad se comporte comme un prince, ses élèves lui embrasse la main et s’inclinent devant lui, et il dédaigne presque leur salutations.

Nous reprenons tous place sur les coussins autour de la pièce, Muhamad bien installé à une extrémité, le «chef de patrouille» qui est en charge de la rencontre aujourd’hui s’assoit près de lui à sa droite, et un candidat servant d’interprète s’assoit directement à sa gauche. Sur un mot du «prince-sherif-marabout-mollah-guide», Ahmed fait préparer du thé par les «esclaves-élèves», et nous entamons les discussions dans une ambiance joyeuse. Nous sommes ici depuis plus de deux heures maintenant.

Moi je reste en retrait, observant faits et gestes de chacun. C’est le candidat désigné comme chef de patrouille du jour qui dirige la rencontre, mais tous les autres candidats observent et prennent des notes. Ce dernier est très habile, cela se voit qu’il est un homme du monde avec une belle éducation, en plus d’avoir une très belle prestance. Je constate aussi que les mouches tout comme nous recherchent un endroit frais. Elles entrent à plein vent dans la pièce par les fenêtres qui ne sont habillées que de fins rideaux, mais ne peuvent ressortir, ou ne veulent ressortir, se faisant une joie de nous imposer leurs présences agaçantes. Déjà plus d’une vingtaine de mouches volent dans la pièce. Putain de mouches! Oui oui je sais… elles sont des créatures de Dieu, mais disons que on aurait pu se garder une petite gêne dans la distribution de ces petites bêtes gênantes.

Le cherif a gardé ses lunettes fumées même à l’intérieur. Je ne peux lui voir les yeux, pas une seule fois il ne nous permettra de voir ses yeux. Il nous fait part de ses insatisfactions, de ses besoins, de ce qu’il voudrait pour son école… Il est en chicane avec tous les voisins, «ils me détestent tous et me causent du tort à mon école» nous dit-il. «Vous savez, les gens parlent et racontent n’importe quoi, vous ne devez pas les croire» insiste t-il.

Je me demande pourquoi il parle de ses voisins. Nous sommes venus nous enquérir des besoins du «village». Le chef de patrouille désir obtenir des informations sur le nombre «d’habitants», le nombre d’élèves, de femmes, les moyens de subsistance, les ressources disponibles, etc. Mais les réponses de Mohamad sont toujours évasives et vagues, énoncées de sa petite voix faible que nous devons nous efforcer de capter à travers son foulard. Même cela est un moyen de contrôle. En ne parlant pas fort, il nous oblige à nous pencher vers lui, signe de soumission non verbale.

Nous constatons qu’il y a très peu de ressources dans ce village, c’est sans doute pourquoi il demande autant. Il voudrait que l’on paie la facture d’eau, car ne l’ayant pas payé depuis des mois, la compagnie d’eau a fermé le robinet. Il n’y a donc plus d’eau courante ici. Les jeunes vivent dans un état terrible de pauvreté et de misère. Mais cela ne concerne que peu Mohamad, puisqu’il ne vit pas ici, il ne fait que venir y prêcher. Est-il conscient de la difficulté de vie de ces enfants ? Personne, je dis bien personne que je connais ne laisserais jamais ses enfants ici même pour une journée. Alors sept ou dix ans ? Ces enfants ont-ils encore des parents ? Je ne ais pas…

Le thé arrive, il est délicieux, comme toujours. Ils savent vraiment bien préparer le thé au Sénégal. Le seul hic est que pour dix personnes, il n’y a que deux ou trois verres, ce qui implique bien entendu un partage de la ressource…

L’un des amis Sénégalais à qui je partageais mon étonnement de cette coutume, en raison de la transmission de maladies ou de virus, ou de n’importe quoi me disait «tu sais Souleymane, ici on croit qu’il est de bonne coutume de tout partager, les bonnes choses comme les mauvaises. Et dans les villages, on se dit que si tu as une maladie, et qu’elle est partagée aux autres, tu seras moins malade car si tes germes vont chez eux, leur bonne santé vient aussi chez toi»

Mouais, disons que je ne parierais pas sur ça, mais comme on dit toujours, à Rome faisons comme les romains. En Afrique faisons comme les africains. Et il est vrai que le dédain n’a pas sa place ici. «On est tous ensemble» disent-ils aussi, donc on partage. Et je trouve que ça a un petit côté tellement chaleureux que de partager le verre… On boit donc ce thé tous ensembles. Lorsque le verre arrive à vous, vous prenez une gorgée ou deux, et passez au suivant, qui fait de même, et lorsqu’il est vide, on le rempli, et c’est reparti pour une ronde.

La fabrique de mouches a reprise du service. En fait elles se sont toutes donné rendez-vous ici, aujourd’hui, dans cette pièce, en notre compagnie, MAINTENANT. Je respire des mouches. Elles nous jouent dans la tête, dans le nez, dans les yeux, sur la bouche. Mais comme de bons visiteurs nous essayons de ne pas en tenir compte et de ne pas montrer notre agacement. Je crois que je comprends maintenant pourquoi le sherif se couvre constamment le visage avec son foulard ; en fait il se protège des mouches ! Ce ne peut être que cela ! Bon sang qu’il y a des mouches ! Mais elles ne semblent que très peu le déranger lui. Son disciple Ahmed qui se tient en retrait imite son maître dans sa tenue et l’usage de son foulard. Il se protège/cache le visage avec.

Le chef de patrouille du jour, qui est assis juste sous la fenêtre, a les rideaux qui viennent lui jouer dans la tête, et il est le premier arrêt pour les mouches invitées à la fête. Je trouve hallucinant le nombre de mouches qui le harassent, mais en homme du monde, très poli et posé, il ne fais aucun geste d’impatience et ne fait que se passer une main sur le visage de temps à autre lorsque cela devient insupportable. J’admire son calme. Il ne démontre aucun agacement et ne se laisse pas distraire par cela. Pendant ce temps, le sherif nous entretient de banalités absolues et contourne toutes nos questions sans jamais vraiment répondre.

Le Marabout-chérif-mollah-chef-de-village nous explique combien leur vie est difficile depuis un bon moment lorsque Fadel, le prof de français avec qui nous avions pris, confirmé et validé le rendez-vous se présente enfin. Il est plus de midi trente. Je lui ai parlé ce matin avant 10h et il m’avait dit «je viens tout de suite». Cela aura lui aura pris trois heures… wow ! Et c’est un hasard des choses que le shérif se soit présenté et que nous ayons pu l’intercepter. N’étant que de lui, il se serait sans doute éclipser avant que l’on puisse le voir. Tout ce cirque est bien étrange à mes yeux, mais bof, pour l’instant, à part les mouches, tout va.

Le retardataire fait ses salutations enthousiastes à tous les gens présents dans la salle et commence à nous parler lorsqu’il est aussitôt interrompu par le grand Marabout. Je ne comprends pas ce qu’il dit, mais je peux lire les comportements non verbaux. Il lui impose de s’asseoir et de se taire. Les deux n’ont pas l’air content. Fadel prend place à côté de Muhammad, mais ce dernier lui lance quelques mots secs, et Fadel se place en retrait, derrière. J’observe la scène avec curiosité, sans comprendre ce qui se passe. À ce moment je les considère encore comme des alliés, mais commence à voir les tensions entre les deux.

Muhammad est très contrôlant. Et plus encore depuis l’arrivée de Fadel. Lorsqu’il parle, il refuse qu’on lui pose une question avant qu’il n’ait fini de parler. Il se comporte comme un monarque, il nous impose les mains en faisant signe de cesser de parler lorsque lui est prêt à intervenir. Il TIENT à ce que l’on observe son rang. Finalement, je ne constate que peu de bonté réelle en cet homme. À l’inverse, il semble y avoir beaucoup d’orgueil en lui. Tous ses actes relèves de l’orgueil et de l’ego, ce maître de nos plus noirs péchés. Mais il parle avec le ton léger. Sa bouche sourit, mais pas son corps.

L’échange suit son cours, et après le thé, je croyais que c’en était terminé, mais Muhammad demande à un «servant-escalve» de nous apporter du lait de chameau. On nous l’apporte dans des bouteilles d’eau recyclées. Très stériles j’en suis certain (!!) Au moins le produit est froid. J’ai des doutes sur la préservation du lait, mais s’il est bon pour eux, il sera bon pour nous.

Les verres s’avancent, et tout le monde est hésitant. Tous me regardent, moi le blanc, pour voir si je vais goûter. Je n’ai pas le choix de toute façon, c’est un cadeau précieux. Je me trempe les lèvres… Du lait de chameau, ça fait bizarre. Je m’attends à un genre de goût de chèvre. Je n’aime pas du tout le lait et le fromage de chèvre qui goûte la laine, donc j’anticipe, et surprise… Pffiouuu que je me dis… En Bosnie j’avais dû boire de la Slivovitch (un espèce d’alcool de prune qui peut vous rendre aveugle, fait dans un alambique home-made derrière la maison) dans un verre sale que le vieux venait d’essuyer avec son manteau crasseux, donc je survivrais bien à celui-ci.

Bon ! Let’s go ! Gorgée… Huuummm ?? C’est très bon en fait. Aussi doux que du lait de vache, avec une saveur de crème plus prononcée. En fait c’est ce que doit goûter le lait de vache non pasteurisé, non écrémé. J’en reprends une bonne gorgée en souriant, tous rient et veulent essayer. C’est sucré, vraiment frais ! Quelqu’un a des biscuits Oréo ??

Le plus jeune étudiant de mon groupe vient du Djibouti, un minuscule pays de l’est de l’Afrique, qui compte une armée de 800 soldats. Ce dernier est habitué au lait de chameau et se verse sans gêne un très grand verre de lait. Je suis amusé de son engouement pour le liquide précieux. Le lait frais n’existe pas ici. C’est donc un luxe d’en posséder.

Nous enseignons qu’il ne faut pas accepter d’offres, qui nous le savons, priveraient nos hôtes de vivres. Mais l’étudiant du Djibouti ne semble pas partager mon point de vue en ce moment. Il se resserre un autre verre de lait, et devant sa satisfaction gourmande, Muhammad lui demande donc en arabe s’il aimerait en avoir une bouteille en cadeau, ce que s’empresse d’accepter le jeune second-lieutenant en question. Sauf que au moment ou tout cela se discutait, c’était en arabe, car au Djibouti, ils parlent français ET arabe. Ici, le marabout parlait arabe, la langue de l’Islam. Je n’avais donc pas conscience de l’offrande.

Cela est un beau geste, mais il se trouve que nous ne pouvons accepter de cadeau de la part d’un village qui crève de faim. Cette bouteille de lait était peut être destinée à 5 personnes… C’est une question de principe. Même si nous comprenons que l’hôte désire nous faire un cadeau. Il y a moyen de refuser poliment, c’est tout. Sinon, cela nous met en situation de redevance… Pas bon pour l’image. C’est tout.

Nous continuons de poser des questions sur l’état du village, et plus nous avançons dans nos questions, plus constatons la réalité de la place. Personne ne voudrait envoyer ses enfants ici me dis-je. Chaque fois que Fadel tente de dire quelque chose, le sherif le fait taire avec un geste de la main ou par des paroles sèches. Je commence à comprendre qu’il y a une sorte de tension entre les deux. Fadel n’a pas du tout la même ouverture que lors de notre première rencontre. En arrivant il a essayé de s’inclure dans la discussion, mais maintenant que le marabout lui a dit de rester en retrait, il ne dit plus rien.

Malgré l’arrivée du prof de français, la discussion n’ira pas plus loin. Une fois le lait de chameau servi, nous avons bien compris que le Cherif-Marabout-Moullah-Guide de la place ne nous livrerait rien de plus, protégé sous son foulard et ses lunettes noir. Les mouches ne l’agaçaient pas, lui. Nous si.

Sous l’échange de quelques regards-parlants, nous nous sommes donc levés d’un seul homme pour sortir de ce four-à-mouche, non sans avoir salué avec moult considération l’homme-marabout-qui-voulait-ressembler-à-un-vieillard-noble-et-respectable-caché-derrère-des-lunettes-et-un-foulard-se-tenant-sur-un-bâton-et-parlant-d’une-voix-faible-de-vieillard-pour-qu’on-croit-qu’il-est-respectable.

Photo. Sourire. Au-revoir. Inch Allah. C’est ça. Mais je ne sens pas que l’on a atteint l’objectif. Les informations recueillies ne sont guères satisfaisantes. En fait je l’ignore encore à ce moment, mais je découvrirai bientôt que L’ABSENCE de renseignements peut amener aussi beaucoup d’informations…

Même si je n’ai pas tout suivit dans la rencontre, j’ai pu voir des facettes réelles de personnalités et de vrais mécanismes de communication s’imposer dans cet échange humain. L’inconvénient pour moi ne pas parler la langue locale est que je ne comprends pas les mots, mais l’avantage de ne pas comprendre la langue locale est que j’accorde plus d’importance au langage non verbal. Si je m’étais concentré sur les mots, peut-être n’aurais-je pas porté autant attention à cela. Il faut toujours voir les deux côtés de la médaille…

Nous marchons vers la lumière éblouissante du soleil. Ouuuuuff!! Il est près de 14h. Non mais qu’est-ce qu’il fait chauuuuud !! Nous sortons à l’extérieur pour une dernière fois. OUFFF!!! Woaow pis Ayoye pis ciboère qu’y fait chaud !! Moi qui croyais qu’il faisait chaud plus tôt ce matin… C’était seulement le réchaud du four, là on est à Broil ! Cela me saute au visage comme une main. Pour ceux qui connaissent l’effet de l’air glacée sur les narines lorsqu’il fait en bas de 30 degrés sous zéro, vous savez quand les narines se collent, c’est la même chose mais inversée ! Genre que l’air brûlant te sèche les narines, qui voudraient climatiser l’air que tu respire… La manière que mon corps inadapté trouve de se protéger contre la sècheresse est la noyade ! Je mouille tellement de tout mon corps sous la sueur que celle-ci me coule dans le visage. Je respire de la sueur, je sue dans ma bouche, je sue dans mes yeux, dans mon nez, dans mes oreilles, je sue de partout, et partout. Si je n’avais pas mes lunettes, je crois que j’attraperais la cécité des neiges, mais sur le sable à cause des reflets blonds !

On se concerte, je fais le décompte et constate alors que le jeune second-lieutenant a dans ses mains une bouteille de lait de chameau.

«Pardon Lieutenant, que faites-vous avec cela ?» que je lui demande.

«Mais c’est un cadeau !»

J’ai senti en moi une forte, très forte vague d’indignation et de mécontentement, sauf que ce n’était pas le temps pour cela. «Nous en reparlerons».

Nous prenons une photo de groupe, procédons aux salutations d’usage et marchons vers nos gros 4X4. Le prof de français, Fadel, qui est arrivé quelques heures en retard, marche avec nous jusqu’à la sortie des murs d’enceinte du village. Je sens qu’il se retient de me parler. Nous sommes revenus à l’extrémité de ce que j’ai appelé plus tôt «la grande place» cet espace vide en face de la mosquée. À nouveau il me pointe les bâtiments sans toits qui se dressent de part et d’autre du terrain. La zone est à 100% vide. Il n’y a personne. Quand le cherif est là les souris dorment…

«Alors M. Fadel, ou sont les étudiants ?» Lui demande-je.

«Ha mais vous savez sergent, ici c’est difficile, on ne peut pas vraiment enseigner le français».

Donc un prof de français ne pouvant enseigner le français, sans salle et sans étudiants. Mouais. Nous avions pu constater que les étudiants nous ayants accueillis à notre arrivée ne parlent pas français. Je constate qu’il n’a pas la même attitude que la première fois.

« Vous savez sergent, si j’avais su que le Cherif était là je ne me serais pas déplacé »

Euhhhh attendez-là ! Est-ce moi qui n’ai rien compris ou quoi ? Nous étions CENSÉ avoir une rencontre tout le monde aujourd’hui, cela était planifié depuis des semaines. Et même confirmé ! Devais-je comprendre que le Fadel aurait préféré nous parler SANS la présence de Muhamad ? Est-ce que cela expliquerait le fait que la première fois il nous parlait tout plein, et que aujourd’hui il avait été relégué au rôle de majorette d’arrière banc ? En tout cas, pour l’instant, il est fermé et s’en tient à son boniment. Nous saluons et le quittons.

On se déplace, go vers nos véhicules.

Par chance, les chauffeurs n’ont pas laissés les voitures au soleil, ils les ont stationnées à l’ombre. Vivement la climatisation! Nous effectuons une très brève mise à niveau et nous donnons rendez-vous au poste de gendarmerie nationale, située à 5 minutes de là, afin d’y conduire notre debriefing.

Tout le monde a faim, on embarque et on change de place, go vers le poste de la gendarmerie, situé dans le petit village de ce matin, tout près de là où nous avons justement perdus les chauffeurs autour d’un café…

À peine embarqué, je n’ai rien à dire, le Major commandant de la patrouille tombe immédiatement sur la tête du preneur-de-lait. Car au-delà d’être candidat sur un cours, il était aussi un Major, un Officier-Supérieur, le plus gradé d’entre nous tous.

« Mais PUTAIN ! Qu’est-ce que vous foutez-là lieutenant? QU’EST-CE QUE VOUS FOUTEZ AVEC ÇA DANS LES MAINS ? » en pointant la bouteille de lait de chameau « he bien heu heu je croyais que je pouv- » « MAIS NON VOUS NE POUVEZ PAS PRENDRE DE CADEAU D’UN VILLAGE AUSSI PAUVRE ! N’AVEZ-VOUS RIEN VU?? » L’interrompt le major. Et le jeune de balbutiner une réponse d’excuse quelconque… Je jubilais de voir ce jeune arrogant se faire remettre à sa place.

J’ai aimé n’avoir rien à dire moi-même. Tous les militaires d’expérience savaient pertinemment que c’était une chose à ne pas faire, et ils ont offerts la leçon gratuitement au jeune officier en question. Cela avait encore plus de valeur, venant de ses pairs, étudiants comme lui, mais tous de vieux soldats d’expérience. En ce moment, la seule option du jeune lieutenant était de fermer sa gueule et de dire « oui monsieur ». C’est tout.

Cela dit, tous se mettent immédiatement à donner leur avis et à commenter. Nous venions quand même de conduire plus de trois heures de rencontres en tout. Il y a trop d’information pour digérer maintenant. Mais nous savons une chose : nous n’en savons pas assez. Le mec nous as jeté de la poudre aux yeux en se plaignant de tous ses voisins et en refusant de répondre aux questions sur l’état de santé du village.

La dynamique

Une fois stationné à l’ombre dans la cour de la gendarmerie, nous prenons le temps de nous réunir pour discuter de nos perceptions autour du repas. C’est toujours mieux en mangeant… Les chèvres nous observent en discutant entre elles.

J’aime beaucoup ce que je vois. Mon groupe est composé de gens de différents grades, pays, éducations, façon de penser… Et d’assister à la mise en commun de toutes les captations de la rencontre que nous venons juste d’avoir. Selon le bon vieux principe qui veut que l’on perçoive avec notre œil, teinté de nos valeurs et croyances et expériences, il était fascinant de constater ce qui avait été perçu, vu ou entendu par les uns et les autres, en fonction de leur propres croyances, expériences ou vécus.

Et quoi que troublante, l’information recueillie par le vieux soldat sur les conditions de vie des jeunes devait nous servir d’abord et avant tout dans l’analyse globale de la zone et des besoins opérationnels à considérer.

Nous en sommes très rapidement arrivé au constat que malgré tout le temps passé en compagnie du l’homme-vieillard-à-lunette-qui-parlait-au-nom-d’Allah, nous ne pouvions sérieusement avoir une vision d’ensemble de la zone. Nous devions donc trouver ailleurs. Pour dire franchement, j’étais déçu et je me sentais un peu déstabilisé. Je trouvais cela décevant pour les élèves, car l’environnement d’apprentissage n’offrait pas la plateforme nécessaire à l’application des concepts et procédures étudiées. Nous étions formés pour évaluer des zones de 100 000 personnes, et là nous étions dans un village de 40… pas 40 000, mais bien 40. Les problèmes étaient tellement centrés sur les besoins ultra spécifiques de CE secteur, que cela ne correspondait pas aux critères d’évaluation de toute la zone.

Nous avons donc discuté une bonne heure à l’ombre d’un arbre, dans la cour intérieur du poste de gendarmerie locale, entre les chèvres et les poules qui elles tenaient un conseil national sur la qualité des poubelles self-service.

Après une brève visite de courtoisie au chef du poste de gendarmerie, nous avons emprunté la route du retour, bien décidés à ne pas en rester là, et discutant et retournant toutes les possibilités dans de vives discussions en intégrant tous les points de vues cette fois.

Mes étudiants avaient pour mission de trouver les informations qui serviraient à présenter aux patrons de la hiérarchie militaire un aperçu réel des populations dans le secteur, et qui auraient un impact sur les opérations militaire (dans le cadre de scénario fictif du cours).

Magnifique, mais difficile débat, car un soldat est formé à appliquer des ordres. Quand on lui demande de décider, de trouver une solution, parfois il a peur de penser différemment, voulant rester dans le connu. Il leur fallait maintenant réfléchir out of the box. Les options fusaient, mais ils leur manquaient encore une clé… J’étais confiant, cela viendrait.

Soirée

Lors de la rencontre de fin de journée avec tous les autres instructeurs, je les enviais à entendre leur récits, ils racontaient tour à tour comment ils avaient été reçus avec joie et fête. Ce n’était pas mon cas. Et j’en étais un peu honteux, me sentant impuissant devant une situation qui me semblait hors de notre contrôle.

J’ai donc approché mon patron, le capitaine à qui moi je me rapporte, pour lui parler du cas, et me plaindre un peu de cette situation non propice à l’apprentissage du cours : village vide, pas d’enfants, parlent pas français, un mollah pas là, dominateur et manipulateur, pas de maisons, pas d’eau, rien ! Mais que voulait-il que je fasse avec ça ??

« Sergent, c’est peut-être la meilleure chose qui puisse t’arriver. Utilise cela, et à travers cette contrainte, laisse-les penser en dehors de la boîte!»

Ok… Je crois que je venais moi-même de comprendre un peu plus le jeu… Il ne voulait pas que l’on «remplisse des cases» dans un rapport qui serait remis à la fin. Il voulait les voir aller chercher les solutions là ou elles étaient. Rien à foutre du moyen. Make it happens. Goooood.

Ok que je me dis, parfait. Je les laisse mijoter quelques heures, et prend rendez-vous avec eux en soirée pour voir ou ils en sont.

À la recherche de « La Clé »…C’est assez tard en soirée que nous nous sommes revus et qu’ils m’ont partagés leur ébauche de présentation. Un bon départ, mais nous allions y travailler… Il manquait toujours « La Clé » qui allait nous ouvrir les portes du succès.

C’est en discutant tous ensemble que l’idée de chercher dans les structures administratives et politiques du secteur, afin de trouver un niveau d’autorité qui pourrait répondre à nos questions, a surgit. Nous avions peut-être LA solution : il nous suffisait d’aller rencontrer l’équivalent de ce que sont nos Municipalités Régionales de Compté (MRC). À ces bureaux, ils auraient toute l’info dont nous avions besoin pour enfin avoir une vision d’ensemble du secteur. En d’autres termes, au lieu de se concentrer sur un seul village, ils allaient remonter un ou deux niveau d’administration politique. Du municipal, on passait au régional. C’était La Clé.

C’était étonnant comment le fait de ne pas avoir l’information recherchée avait poussé les candidats à vraiment dépasser le cadre du cours et à se lancer pour vrai dans la prise de rendez-vous et la tenue de réunion. J’étais très fier d’eux. Au lieu de se contenter de l’info d’un seul village, ils couvraient maintenant une zone de 14 000 personnes sur 50 km carré… LÀ on parle !

Aujourd’hui, j’ai vu le jour se lever sur une immense métropole de l’Afrique de l’Ouest, j’ai vu “les banlieues de Dakar”, les autoroutes, et dans le même jour, des contrastes hallucinants entre modernité et enclave religieuse du siècle dernier. À deux cent mètres d’un chemin passant, à 500 mètres d’un village avec des cellulaires, des jeunes étaient gardés en captivité dans une école religieuse, dont le dirigeant semblait imposer une frayeur de glace à tous autour de lui, par le chuchotement des mots de Dieu, dans la puanteur du diable. Il prétendait contribuer à l’éducation de ces jeunes, en les maintenant dans un environnement nauséabond et infect, peuplé de mouches et emmuré d’idées contre-humanistes. J’avais senti l’haleine de Lucifer aujourd’hui, et ressenti son froid glacial dans une pièce surchauffée… Un mangeur d’âmes.

Cela, ce n’était pas notre mission, mais nos coeurs d’humains, à tous, qui souffraient pour ces enfants. Tous les membres de l’équipe voyaient bien ce qui en était. Mais nous devions rester distant émotionnellement de ces situations, et focuser sur notre apprentissage primaire. Et dans la démarche, les solutions se présenteraient.

Maintenant que nous savions ou nous enligner pour le lendemain, nous pouvions aller nous coucher en paix. Il était plus de minuit.

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L’Homme

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